Tansman and the guitar

By Roxane Elfasci. 

Article released in Guitare Classique #95. March-May 2021.

Alexandre Tansman est un compositeur bien connu des guitaristes classiques pour leur avoir légué un répertoire unique et riche. Sa longue collaboration avec Andrés Segovia, au même titre que le travail de celui-ci avec Ponce, Tedesco ou Rodrigo à la même époque, a porté des fruits dont les guitaristes se délectent toujours avec fierté. En témoignent la discographie prolifique qui lui est consacrée, les nombreux concerts où ses pièces sont mises à l’honneur et l’incontournabilité de certains de ses chefs d’œuvre au programme des concours de guitare les plus prestigieux. On peut d’autant plus se réjouir de l’intérêt que Tansman portait à la guitare qu’il avait gagné en son temps une renommée internationale.

Un destin hors du commun 

Né en 1897 dans une Pologne alors sous domination russe, Tansman a bénéficié d’une éducation générale et musicale très privilégiée. Très tôt, ses dons artistiques sont décelés par son entourage et il est encouragé à quitter sa région natale dont le conservatisme et l’antisémitisme institutionnalisés font voir d’un mauvais œil l’ascension spectaculaire de ce jeune musicien juif qui, à tout juste 22 ans, avait eu l’effronterie de rafler sous trois pseudonymes différents les trois premiers prix du concours national polonais de composition. Tansman décide donc de s’installer à Paris, ville incontournable pour tous les artistes depuis le début du siècle. Il est remarqué par Ravel qui l’introduit auprès des musiciens et des éditeurs parisiens, et ses œuvres symphoniques, dirigées par les grands chefs d’orchestre prosélytes de l’avant-garde musicale comme Vladimir Golschmann, Serge Koussevitzky et Arturo Toscanini, conquièrent progressivement toutes les grandes villes d’Europe et des Etats-Unis. L’Histoire, qui a déjà ébranlé la jeunesse de Tansman avec l’oppression par les Russes de la Pologne, l’attentat de Sarajevo suivi par l’occupation allemande de Lodz sa ville de naissance, continue cependant sa marche imperturbable : le fascisme se développe et l’antisémitisme rattrape Tansman en France ; en 1940, quelques jours avant l’invasion de Paris par l’armée allemande, Tansman décide de fuir avec sa femme Colette Cras et ses deux filles âgées d’un an et moins, Mireille et Marianne. La famille s’exile à Nice avant d’embarquer pour les Etats-Unis où elle passera les années de guerre entourée d’une communauté d’artistes européens réfugiés également à Los Angeles, parmi lesquels Stravinsky, Milhaud, Schoenberg et Tedesco. À son retour à Paris en 1946, Tansman, qui a été spolié de la quasi-totalité de ses biens par les nazis, retrouve progressivement une certaine stabilité. Pendant quarante ans, il continue de composer avec ardeur et donne naissance notamment à ses grandes fresques lyriques Isaïe le prophètele Serment et Sabbataï Zévi

La rencontre avec Segovia

Tansman et Segovia se sont rencontrés à Paris en 1924 lors d’un concert organisé par Henri Prunières, directeur de La Revue Musicale. Paris est alors la capitale mondiale de la création artistique : c’est le Paris fantasmé des années folles, où l’insouciance et l’exaltation favorisent un climat d’échange sans pareil entre les artistes de tous bords et de toutes nationalités. Les salons musicaux et artistiques hebdomadaires foisonnent et brassent l’élite intellectuelle de la ville. Tansman les fréquente avec assiduité : le salon de Roland-Manuel où il retrouve ses amis Milhaud, Honegger, Roussel et Ibert ; le salon de Madame Clémenceau où l’on peut croiser Albert Einstein et Stefan Zweig ; le salon des Godebski, fréquenté par Ravel, Gide, De Falla, Diaghilev, Satie, Cocteau… ou encore ce fameux salon de La Revue Musicale, où se tiennent chaque semaine, rue de Grenelle ou au Théâtre du Vieux-Colombier, des concerts privés. Un soir, Tansman y converse avec Bartók ; un autre avec Hindemith ; et puis un  beau jour, il y entend la Chaconne de Bach, transcrite et interprétée par Segovia. Il est aussitôt séduit : « J’ai été fasciné par le génie d’Andrés Segovia dès mon premier contact avec son art unique, et je me flatte d’avoir été l’un des premiers à composer une œuvre pour lui » écrira-t-il. En effet, à peine un an plus tard, Tansman lui dédiera sa première œuvre pour guitare, une Mazurka, créée la même année par son dédicataire dans la Salle de l’Ancien Conservatoire, rue Bergère. 

Entre ses tournées aux Etats-Unis, une année complète à faire le tour du monde pour présenter ses œuvres, puis avec l’éclatement de la seconde guerre mondiale et son exil aux Etats-Unis, Tansman ne trouvera plus le temps de consacrer à la guitare l’attention nécessaire. Aussi, après cette Mazurka de 1925, il faudra attendre vingt ans avant qu’il ne compose de nouveau pour l’instrument, mais ce sera cette fois-ci pour ne plus l’abandonner : de 1945 jusqu’à sa mort en 1986, Tansman compose une vingtaine d’œuvres pour guitare seule, trois œuvres pour guitare et orchestre dont le Concertino, ainsi que des séries de recueils pédagogiques. 

A l’exception des deux pièces Pezzo in modo antico et Hommage à Lech Walesa, tout le répertoire de concert a été dédié à Segovia. La relation entre les deux musiciens n’était pas que professionnelle : tout comme Stravinsky, Milhaud et Jankélévitch, Segovia faisait partie du très proche entourage de Tansman. Les deux amis passaient régulièrement leurs mois d’été ensemble, soit dans la maison de campagne de Segovia en Andalousie, soit lors d’Académies musicales à Sienne ou à Saint-Jacques de Compostelle. Leur correspondance fournie et constante (entre 1945 et 1985, on dénombre près d’une centaine de lettres, écrites en français) témoigne de cette affection ; elle est également très précieuse pour connaître le processus d’élaboration de certaines partitions. Car Segovia ne se contentait pas de commander des pièces pour son instrument : il suggérait des formes, guidait le compositeur dans son écriture et corrigeait les maladresses. Du fait de cette influence, les pièces de Tansman pour guitare occupent une place à part dans son répertoire global. On peut classer ces œuvres en trois grandes catégories : les pièces influencées par la Pologne, les pièces de style néoclassique et les pièces hispanisantes. 

L’influence polonaise dans le répertoire pour guitare

Bien que parfaitement assimilé à la culture française et naturalisé français en 1938, Tansman a toujours conservé un lien fort avec son pays natal. Dans les années 1920, il côtoyait à Paris un groupe de musiciens venus comme lui d’Europe de l’Est : le roumain Marcel Mihalovici, le russe Alexandre Tcherepnine, le tchèque Bohuslav Martinu et le hongrois Tibor Harsanyi. Ce groupe de cinq musiciens fut surnommé « l’Ecole de Paris » car, malgré leur indépendance artistique, ils avaient en commun d’amener dans leurs compositions les inflexions modales et les formes propres aux traditions musicales de leurs pays. En ce qui concerne Alexandre Tansman, les traces du folklore polonais sont innombrables. Citons notamment, pour la guitare, la Mazurka et la Suite in modo polonico (1962), dans lesquelles Tansman a recours au procédé dit de stylisation : les éléments du folklore sont bien reconnaissables (référence aux danses traditionnelles comme la mazurka, recours à des harmonies sur pédale, emploi de la gamme polonaise dont le 4ème degré est augmenté etc.) mais enrichis par des procédés d’écriture plus modernes et audacieux permettant de brouiller les frontières entre musique populaire et musique savante. 

C’est également à la guitare que Tansman, avec L’Hommage à Chopin (1966) et l’Hommage à Lech Walesa (1982), décide d’honorer deux grandes figures nées en Pologne : Chopin, le plus éminent musicien polonais du 19ème siècle, et Walesa, admiré pour son engagement politique déterminant en faveur de l’émancipation du peuple polonais de la domination communiste russe à la fin des années 1970.

Les pièces de style néoclassique

Le néoclassicisme est un terme à employer avec précaution car il désigne une tendance vingtiémiste générale de retour à la tonalité mais englobe des esthétiques bien distinctes : le néoclassicisme de Stravinsky n’est pas celui du Groupe des Six français et encore moins celui de Tansman. Chez Stravinsky, le néo-hellénisme (Œdipus Rex) et le néo-classicisme viennois (Symphonie en ut) correspondent à une réaction contre la tradition romantique imprégnée de subjectivisme et de grandiloquence. Tansman n’a lui jamais désavoué l’utilisation d’un certain pathos dans les œuvres musicales et le néoclassicisme que l’on trouve dans son répertoire pour guitare est presqu’exclusivement de style néo-baroque. Cela se traduit par l’usage de formes issues de l’époque baroque mais rehaussées d’une touche tansmanienne de « grâce légère mêlée de tendresse et de mélancolie » (article sur Tansman de Raymond Petit paru dans la Revue Musicale de février 1929). Il en résulte parmi les œuvres pour guitare les plus poignantes de Tansman comme la Pièce en forme de Passacaille (1953) dont la parfaite maîtrise du contrepoint et l’intensité dramatique toujours croissante ne laisse aucun auditeur insensible, la Musique de cour pour guitare et orchestre de chambre (1960) en hommage à Robert de Visée, les Inventions en hommage à Bach (1967), ou encore l’intense adagio dans le style ancien : Pezzo in modo antico (1970).

Une autre caractéristique du néoclassicisme de Tansman est l’utilisation fréquente de citations de compositeurs illustres. Une de ses pièces les plus connues de son répertoire pour guitare, les Variations sur un thème de Scriabine (1971), utilise justement ce procédé. Segovia aimait jouer le Prélude n°4 opus 16 originellement pour piano du compositeur russe Alexandre Scriabine et datant de 1895 : c’est un thème d’une minute à peine, d’une lenteur et sobriété très solennelles, et dont Tansman saura exploiter tout le potentiel poétique à travers les six variations qu’il lui adjoindra dans cette œuvre que Segovia créera en 1973 à New York dans la mythique salle du Carnegie Hall. 

Les pièces hispanisantes

Bien que Tansman ait choisi de s’éloigner du langage idiomatique de la guitare, deux œuvres de son répertoire font explicitement référence aux racines ibériques de l’instrument. La première est l’Hommage à Manuel de Falla prévue pour guitare et orchestre. La gamme andalouse, les motifs de broderie issus de la tradition flamenca, l’énergie de la danse populaire zapateado, la gravité du « cante jondo » etc. sont autant de clins d’œil à De Falla que Tansman admirait beaucoup et avec qui il partageait ce désir de sublimer les musiques populaires de leurs pays natals respectifs, l’Espagne et la Pologne. La deuxième œuvre a été réalisée à la demande de Segovia : il s’agit des Deux chansons populaires. Il est intéressant de comparer l’arrangement de Tansman à celui qu’avait fait avant lui Miguel Llobet de ces deux thèmes catalans, Canço de lladre et Plany.

L’importance du travail posthume 

On sait les pas de géant avec lesquels la guitare a avancé depuis la deuxième moitié du 20ème siècle. L’élargissement de son répertoire et de ses modes de jeu ainsi que l’évolution considérable de la lutherie et de la technique des interprètes y ont beaucoup contribué. Il ne faut cependant pas négliger le rôle du travail musicologique dans cette accession de la guitare à la noblesse instrumentale car il a permis non seulement de comprendre la genèse des pièces et de comparer les partitions éditées souvent largement modifiées par Segovia par rapport aux manuscrits originaux, mais surtout de découvrir un nombre non négligeable de pièces jamais jouées par leur dédicataire. Dans les archives du guitariste rendues accessibles par sa femme Emilia Segovia à partir de 2001 ont été trouvées des centaines de partitions – dont, concernant Tansman, les Inventions en hommage à Bach, la Passacaille, les Pièces Brèves etc… – et qui ont été rassemblées et éditées grâce au monumental travail des guitaristes italiens Angelo Gilardino, Luigi Biscaldi et Frédéric Zigant, au sein des éditions Max Eschig et de la collection The Andrés Segovia Archive des éditions Bèrben. 

Certaines œuvres de Tansman ont connu un parcours tout à fait remarquable avant d’accéder à la connaissance du public. Évoquons comme exemple la destinée de la Sonatina. Elle fut composée en 1952 mais laissée de côté par Segovia à cause d’une écriture trop dense. L’œuvre est tombée dans l’oubli jusqu’à ce que le manuscrit soit retrouvé dans deux endroits différents et à dix ans d’intervalle : une première partie (les mouvements II et IV : Elegia et Fughetta), issue des archives Segovia a été éditée en 2003 ; les deux mouvements restants, Modéré et Vif, ont été découverts en 2013 à la mort d’Olga Coelho avec qui Segovia avait partagé quinze ans de vie. Le manuscrit complet, injouable pour guitare seule, a été publié accompagné d’un arrangement pour deux guitares pensé par Angelo Gilardino. La Sonatine a enfin pu être présentée et sa création fut assurée par le duo Lorenzo Micheli et Matteo Mela, en 2014. 

La diffusion des œuvres de Tansman par les guitaristes interprètes s’est donc considérablement  nourrie de ce travail musicologique posthume. Parmi les nombreuses interprétations de qualité, citons l’ambitieux projet d’Ermanno Brignolo d’enregistrer la totalité des œuvres de ces fameuses Archives Segovia (disque sorti en 2013 chez Brilliant Classics et comprenant cent-vingt titres), la très belle intégrale du répertoire de Tansman pour guitare seule par le guitariste Andrea de Vitis (deux disques sortis en 2019 et 2020) et les enregistrements de Thibault Garcia qui incluent régulièrement des œuvres de Tansman (la Musique de Cour avec orchestre dans le tout récent disque « Aranjuez » ou les Inventions en hommage à Bach sur le disque « Bach Inspirations »). 

Célèbre dans le monde de la guitare, le nom d’Alexandre Tansman est devenu cependant trop peu familier des oreilles du reste du monde musical. Cette baisse de considération n’est aucunement la preuve d’une secondarité de la place de l’œuvre de Tansman dans l’histoire de la musique mais plutôt le reflet que l’Histoire, sélective par nature, est forcément lacunaire et braque ses versatiles projecteurs sur certains canons artistiques au détriment d’autres tout autant estimables. A titre d’exemple, il a fallu attendre les années 1970 en France avant que Malher ne soit connu puis joué régulièrement et on peut espérer que les œuvres orchestrales, la musique de chambre, ou le répertoire pour piano de Tansman ne sauraient tarder à retrouver dans nos salles de concert les honneurs qu’ils méritent.

Sources

Ludovic Florin et Mireille Zanuttini-Tansman (dir.), Alexandre Tansman: un musicien entre deux guerres: correspondance Tansman-Ganche (1922-1941), L’Harmattan, 2018.

Pierre Guillot, Alexandre Tansman, Textes réunis du colloque international du 26 novembre 1997 en Sorbonne, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2000.

Alexandre Tansman, Mémoires : Regards en arrière: itinéraire d’un musicien cosmopolite au XXe siècle, Éditions Aedam Musicae, 2013.

Marianne Tansman, La Guitare dans la vie d’Alexandre Tansman, Éditions Habanera, Antonin Vercellino (dir.), 2018.

Frédéric Zigante, Préface Posthumous Works for guitarThe Andrès Segovia Archive, General editor : Angelo Gilardino, Bèrben, 2003.